Ce qui va suivre est une partie du carnet de route du docteur Kyle Managhan.
Né
en 1932 en Bretagne, fils d'un marin écossais et d'une serveuse de bar
française, le docteur Managhan entra à l'école de médecine à l'âge de 16
ans grâce au parrainage de l'éminent docteur Charles d'Aubresquie, qui
rencontra Kyle par hasard lors de ses vacances, et qui, devant les
connaissances impressionnantes du jeune homme en matière de médecine par
les plantes, se proposa de lui payer des études de médecine et de le
prendre comme apprenti. C'est donc 5 ans plus tard, à l'âge de 21 ans,
que Kyle obtint son diplôme et devint officiellement docteur, et officia
en tant que médecin à domicile.
Lors
de sa vie, Kyle Managhan voyagea beaucoup, il rencontra d'ailleurs la
femme de sa vie, Maya Erzykowsky, alors qu'il vivait en Russie.
Malheureusement, la famille de Maya s'opposa à leur relation, et ils
furent contraints de se séparer. Mais avant de partir, Kyle fit un
enfant à Maya. Neuf mois après le départ de Kyle, Maya mourut en mettant
au monde Alexander.
Les
parents de Maya le mirent à l'orphelinat, il ne fut jamais placé en
famille d'accueil, et eut une enfance difficile. Ce n'est qu'à l'âge de
45 ans, en 2013, qu'il retrouva la trace de son père, pour apprendre que
celui-ci était mort une semaine avant son arrivée.
Étant son fils et seul héritier,
Alexander récupéra toutes les affaires de Kyle, dans lesquelles il
trouva des classeurs où étaient répertoriés tous les cas sur lesquels
avait travaillé le docteur Managhan, ainsi que des notes prises durant
les jours qui ont précédé sa mort.
Certains
de ces rapports, ainsi que les fameuses notes d'avant-décès, attirèrent
l'attention d'Alexander en raison de leur étrangeté, si bien qu'il
décida de rendre ces textes publics. Les textes finirent par attirer
l'attention de la communauté scientifique, et de nombreuses enquêtes
furent ouvertes pour tenter de prouver ou démentir les propos du docteur
Managhan. Aucune d'entre elles n'a encore pu révéler un seul élément
qui pourrait mettre en doute l'honnêteté du docteur; et si jamais une
seule de ces histoires s'avérait être vraie, nos conceptions même du
réel et de notre rapport à la mort seraient remises en question.
Voici
donc, chronologiquement parlant, le premier rapport étrange du docteur
Kyle Managhan concernant le cas de Laetitia Cromford.
Rapport du cas Cromford
En
date du 6 Juillet 1955, j'ai été contacté par un homme du nom de Martin
Cromford. L'homme souhaitait faire appel à mes services pour sa fille,
Laetitia, laquelle était apparemment atteinte d'un mal inconnu qui
l'affaiblissait un peu plus chaque jour. D'après lui, pas mal d'autres
médecins avaient déjà renoncé à la soigner et s'étaient avérés incapables
de trouver de quoi elle souffrait. J'ai donc quitté mon bureau de
Birmingham avec mes affaires pour me rendre en voiture à leur maison,
perdue en pleine campagne entre Portsmouth et Brighton.
En arrivant,
j'ai fait la connaissance de la famille Cromford: Martin, le père, un
gros homme moustachu, vétéran de la Seconde Guerre Mondiale, très poli;
Maggie, la mère, une grande femme habillée à l'ancienne, mais très
gracieuse et aimable; Arnold, le fils (aîné des deux enfants), un petit
gars tout sec avec une queue de cheval et une cicatrice qui part de la
lèvre et arrive au coin du nez (sûrement faite sur le ring, celui-ci
étant boxer professionnel) ; et enfin, je fis la connaissance de
Laetitia.
Ce fut Maggie qui m'accompagna à sa chambre, située au
premier étage de leur grande maison victorienne, ou elle passait la
plupart de son temps à se reposer. Elle était très maigre et toute pâle,
rien que le fait de parler semblait être un effort pour elle.
Après
un premier examen, je me mis à soupçonner un très gros cas d'anémie;
j'ai donc commencé à lui faire suivre un traitement au fer en lui
faisant une piqûre immédiatement. J'ai ensuite expliqué à Maggie que son
système immunitaire devait être affaibli et que le moindre rhume
pourrait devenir une calamité pour elle, elle m'a répondu qu'elle
prendrait toutes les précautions possibles en commençant par veiller à
ce que la fenêtre de sa chambre soit dorénavant fermée la nuit.
La
nuit même, j'entendis d'étranges bruits provenant de la chambre de
Laetitia, comme si quelqu'un sautait sur le lit, suivis par des
gémissements plaintifs. Je sortis donc en vitesse de la chambre d'ami
sous l'escalier, et montai en quatrième vitesse dans la chambre. En
ouvrant la porte, je vis Laetitia se tortiller dans son lit comme si
elle cherchait à repousser quelqu'un. Elle devint complètement
hystérique quand je m'assis sur son lit pour tenter de la calmer, et
réveilla toute la maison. Moins d'une minute après mon arrivée dans la
chambre, toute la famille m'y avait rejoint.
Pour la calmer, je lui
mis un linge sur le nez et la bouche, de peur qu'elle ne fasse une sur-oxygénation. Elle finit par perdre connaissance.
Martin m'expliqua
alors que cela arrivait toutes les nuits depuis le début de sa maladie,
je lui ai répondu que j'aurais aimé en être informé avant.
C'est
alors que quelque chose me frappa. Laetitia avait des bleus sur les
avant-bras et les poignets ; je me mis donc à l'examiner pour
m'apercevoir qu'elle en avait aussi sur les tibias et l'intérieur des
cuisses.
Elle n'avait rien plus tôt dans la journée quand j'avais
effectué mon premier examen, et ce n'est pas moi qui lui ai fait en la
retenant car je la tenait par les épaules.
Personne n'avait pu lui faire ces traces.
C'est
alors qu'Arnold s'étonna de voir la fenêtre ouverte malgré mes
recommandations et me demanda si j'avais finalement changé d'avis. À ma
grande surprise, la fenêtre avait effectivement été ouverte, mais pas
par ma main.
Les jours passèrent, et la santé de Laetitia ne
s'améliora pas malgré mes nombreux changements de traitement. Je lui fis
prendre des cures de fer, de protéines, de sucre... Rien ne s'avéra
efficace.
Toutes les nuits, je me réveillais en entendant des bruits
dans la chambre de Laetitia, des chocs, des râles, des plaintes, et
chaque fois je montais en quatrième vitesse pour me mettre à son chevet,
et découvrir de nouvelles blessures défensives sur ses membres, et
cette foutue fenêtre encore et toujours ouverte sans que personne, pas
même Laetitia, ne déclare l'avoir ouverte.
Mais une nuit, les choses
prirent une tournure inquiétante. J'avais mis un cadenas à la fenêtre
et gardé la clef avec moi pour éviter que qui ou quoi que ce soit ne
puisse l'ouvrir, après tout peut-être que la fenêtre fermait mal et que
c'était juste le vent qui l'ouvrait?
La fenêtre était donc cadenassée,
tout le monde était dans sa chambre, moi y compris; pourtant je ne
dormais pas. Sachant que Laetitia allait encore faire une crise, je
préférais attendre pour me coucher.
Quand elle commença à gémir, je
sortis de la chambre d'amis pour monter à sa chambre. En arrivant près
de la porte j'entendis quelque chose qui me fit me crisper. Juste au
moment où j'allais poser ma main sur la poignée, j'entendis gratter sur
le carreau de la fenêtre. Ça ne pouvait pas être Laetitia, j'entendais
ses draps glisser sous l'effet de ses mouvements.
Il y eût alors un
bruit de coups très violents contre la fenêtre, j'entendis le carreau se
briser, et Laetitia poussa un cri de terreur, réveillant encore une
fois la maison entière.
J'ai alors poussé la porte pour entrer dans
la chambre, mais avant même de pouvoir voir ce qui se passait j'entendis
comme le bruit d'un gros meuble que l'on traîne sur le sol, et il me
fut impossible d'ouvrir la porte car quelque chose la bloquait.
Tandis
que je lançais tout mon poids contre la porte, la famille s'attroupa
derrière moi. Martin me demanda ce qu'il se passait et tout ce que je
fus capable de lui répondre fut que sa fille était en danger et qu'il
fallait absolument entrer.
Arnold se mit à pousser avec moi sur
la porte, puis Martin nous rejoint. Arnold nous dit alors de nous
pousser et tira plusieurs coups secs sur la poignée comme pour l'ouvrir
en la tirant, les gonds sautèrent et la porte tomba en travers du sol en
projetant quelques éclats de bois, découvrant la scène la plus
improbable que j'aie vue de ma vie.
La fenêtre était cassée, des
morceaux de verre et le cadre gisaient au sol, le gros lit de Laetitia
avait été déplacé de manière à ce que le pied du lit bloque la porte, et
sur le lit se tenait Laetitia surplombée par un homme en costume
mortuaire, qu'elle cherchait visiblement à repousser.
Il leva la tête
vers nous, et nous fixa avec de grands yeux jaunes luisants; sa figure
était livide et fine, on ne voyait presque que ses yeux. Tout autour me
parut trouble au moment où mon regard croisa le sien.
Toute la
famille ouvrit de grands yeux en le voyant. Arnold prit un air de haine
et de dégoût, Martin recula, et Maggie porta sa main à sa bouche comme
pour étouffer un cri.
L'homme nous fit alors un grand sourire et
dévoila une mâchoire uniquement faite de crocs noirs brillants. D'un air
sadique, il ouvrit grand la bouche et commença à la porter au cou de
Laetitia. Comme par réflexe, je saisis alors un morceau de la porte à
mes pieds, lui sautai dessus et le saisis par le cou pour l'éloigner de
Laetitia. Je lui enfonçai alors le morceau de bois dans le crâne.
Un
sang épais rouge foncé, voire noirâtre coula de son front. Il recula
jusqu'au fond de la pièce, comme porté par le vent, et poussa un
horrible cri de douleur en crispant son visage. Ses yeux parurent sortir
de sa tête, et sa mâchoire se décrocher. Il retira alors doucement le
morceau de bois de sa tête en poussant des cris toujours plus horribles
et en agitant sa tête, comme pris de spasmes de douleur.
Il retira
facilement dix ou quinze bons centimètres de son crâne et jeta le
morceau de bois au sol devant lui. Le sang ne cessait de couler de sa
tête en un gargouillis ignoble.
L'homme sauta par la fenêtre, laissant derrière lui une traînée noire et pâteuse.
Maggie se précipita au chevet de sa fille, Martin alla immédiatement regarder par la fenêtre.
Quant
à moi, je saisis le morceau de bois qui m'avait servi à attaquer la
bête. Il y avait du sang et des morceaux de cervelle et de peau
accrochés dessus.
Arnold, qui se tenait derrière moi, me dit alors que l'homme qui était là ne pouvait pas avoir été là.
Il
s'agissait apparemment d'un certain Kyhro Dracunnev, un étudiant
originaire des pays de l'Est qui était mort il y a plusieurs mois dans
des circonstances étranges, par exsanguination. Son corps avait
soi-disant été rapatrié dans son pays d'origine.
Il me demanda alors ce que nous avions vus.
La
chose me parut difficile à dire, pourtant ce fut la première qui me vit
à l'esprit, et en tant qu'homme de science j'eus beaucoup de mal à
prononcer ces mots :
"Ce soir, nous avons vu un vampire."
Tous
me fixèrent avec un air ébahi, sauf Laetitia qui était presque
inconsciente. Ça me semblait pourtant bien être la seule explication
possible.
"Mais, et les traces? Elle n'a aucune morsure" me fit alors
remarquer Martin, et c'était vrai. Elle n'avait aucune morsure
apparente.
C'est alors que je me remis à examiner les bleus sur l'intérieur des cuisses de Laetitia.
En
regardant attentivement, je m'aperçus qu'il ne s'agissait pas de bleus,
mais de suçons; et que ce je croyais être une simple différence de
couleur au centre de l'hématome était en fait une trace de dents (je
m'en aperçus simplement en tirant un peu sur la peau).
Je fus
interrompu dans mon analyse par une odeur nauséabonde qui provenait du
sang laissé par Khyro. C'était là notre chance de l'éliminer et de
sauver Laetitia : il était blessé et nous avions une piste pour nous
mener à sa tanière. Je dis à Martin de rester dans la maison avec Maggie
pour veiller sur Laetitia et pris Arnold avec moi pour aller débusquer
Khyro et le renvoyer au néant.
Nous nous équipâmes chacun d'une croix
ainsi que d'une dague (données par Martin) et emportâmes aussi un
marteau, un burin et une hache, ainsi qu'une lampe à huile.
Une fois sortis de la maison, il ne fut pas difficile de retrouver la trace de Khyro, son sang empestant la viande pourrie.
Nous
parcourûmes cependant bien des kilomètres avant de le retrouver. La
piste s'enfonçait dans la forêt et menait à un petit chemin de campagne
qu'il nous fallut suivre pendant un moment avant que la piste ne se
renfonce dans la forêt. Au bout d'un moment, nous arrivâmes devant une
zone qui nous parut étrange ; elle n'était pas différente du reste, il y
avait des arbres, de l'herbe, et quelques feuilles mortes au sol.
Pourtant,
nous fûmes soudain envahis par le sentiment que nous entrions chez
quelqu'un, et que nous n'étions pas du tout les bienvenus. L'air devint
pesant, notre progression fut inexplicablement ralentie. Parfois, Arnold
se retournait en sursaut en prétendant qu'il avait entendu ou vu
quelque chose au loin, derrière les arbres. Comment lui en vouloir alors
que j'avais moi-même le sentiment d'être observé par un millier d'yeux?
Il
y eut alors devant nous comme un creux dans le sol, une descente qui
s'enfonçait dans le sol sur une surface limitée perdue au milieu d'un
terrain plat.
Nous descendîmes bien évidemment à l'intérieur, suivant
toujours la piste laissée par le sang de Khyro. En bas se trouvait un
large escalier entouré par un couloir, tous deux en pierre, qui
descendait encore plus loin dans le sol.
L'escalier descendit
pendant un temps qui nous parut durer des heures, nous emmenant encore
et toujours plus loin dans le noir, jusqu'à ce qu'il nous soit
impossible de voir l'entrée par laquelle nous étions passés.
Le sang se faisait de plus en plus rare à nos pieds, mais la piste continuait bel et bien.
Nous
arrivâmes enfin dans une grande salle souterraine aux murs et au
plafond de pierre, au milieu de laquelle gisait un énorme cercueil, lui
aussi en pierre.
Arnold prit la hache et m'aida à pousser le
couvercle, et c'est sans surprise que nous trouvâmes Khyro à
l'intérieur, gisant dans de la terre. Seules ses mains et une partie de
son visage dépassaient.
Je saisis donc le marteau ainsi que le burin en disant à Arnold de se tenir prêt à le décapiter une fois son cœur crevé.
Je mis donc la pointe du burin sur la poitrine de Khyro, Arnold étant de l'autre côté du cercueil, en position.
Au
moment où je levai le marteau, je sentis une main m'agripper le bras
avec lequel je tenais le burin. Khyro se redressa soudain et mit un coup
de poing au visage d'Arnold dans un geste de revers. Celui-ci tomba au
sol en lâchant la hache.
Khyro plaça alors sa main libre sur mon
cou et se mit à m'étrangler. Je lâchai alors le marteau pour aller
prendre le poignard qui était dans ma poche arrière et lui enfonça
plusieurs fois dans l’œil, ce qui le fit me repousser violemment contre
le mur derrière moi.
Il sortit alors complètement de son cercueil et
se rua sur moi, mains en avant et dents bien en vue. Dans un geste
désespéré, je saisis la croix autour de mon cou et la tendis en avant.
Les
mains de Khyro se posèrent dessus, et l'effet fût le même sur lui que
s'il avait mis ses mains sur une pièce de métal ardent : sa peau brûla, une partie
restant collée sur la croix quand il retira ses mains. Il recula.
Je
me rendis compte que le burin était toujours dans ma main gauche, et
pris avantage de la distraction pour me ruer sur lui et enfoncer le
burin dans sa poitrine en le poussant de toutes mes forces.
Le sang
jaillit de son torse et il se plia en deux sous l'effet de la douleur.
Comme j'avais lâché mon poignard, il fallut que je le pousse en appuyant
sur le burin jusqu'à Arnold pour ramasser la hache qui gisait près de
lui. Je frappai ensuite Khyro au visage avec le bas du manche plusieurs
fois pour le faire reculer un peu, et en deux coups je lui coupai la
tête.
Je ramassai Arnold qui commençait à reprendre ses esprits,
et nous récupérâmes notre matériel. Avant de partir, Arnold brisa la
lampe sur le corps de Khyro, qui prit feu presque instantanément avec sa
tête, qui était juste à côté. Nous sortîmes du repère du vampire,
voyant au passage qu'il faisait grand jour.
Exténués, nous parvînmes
tout juste à retrouver notre chemin grâce à nos traces de pas, les
traces de sang ayant disparu sans raison.
Après quelques jours
de repos à la maison des Cromford, durant lesquels je vis l'état de
Laetitia s'améliorer, je repris ma voiture et revins à Birmingham.
Je
suis quand même resté en contact avec les Cromford. Apparemment,
Laetitia n'avait plus eu aucun problème depuis la deuxième mort de Khyro, et
ne sembla pas avoir de comportements étranges par la suite.
Cela
pose quand même de graves questions. L'existence d'un vampire, et même
de plusieurs, puisque monsieur Dracunnev ne s'est probablement pas
transformé tout seul en monstre, présente un très grave problème. Je
préfère taire tout ça pour le moment : Qui nous croirait si nous le
racontions ? Les Cromford et moi passerions pour des menteurs en quête
de célébrité.
Quoiqu'il en soit, je suis maintenant convaincu
qu'il y a trop de choses dans le monde pour que nos yeux puissent toutes
les voir.